marinaledaEn ce début de 21e siècle, toute l’Europe est sous domination capitaliste. Toute ? Non, car un petit village d’irréductibles Andalous résiste encore…

Sur la route des utopies, il y a des noms célèbres. Marinaleda en fait partie. Ce village espagnol de 3000 habitants a développé un modèle social collectiviste et participatif qui lui vaut une réputation internationale. Le village voit débarquer régulièrement journalistes, militants et utopistes d’ailleurs, venus voir comment il est possible de vivre sur des terres collectivisées, sans policier, en repartissant le travail entre toutes et tous…

Attirés par la légende, nous nous y sommes rendus pendant quelques jours. Le seul bus de la journée nous a déposés dans la rue principale, bordée d’orangers. Au premier regard, Marinaleda ressemble à d’autres villages perdus en Andalousie. Des petites rues proprettes, quelques commerces et autant de bars. Mais à y regarder de plus près, quelques détails nous confirment que nous sommes au bon endroit : rue « Che » Guevara, avenue de la liberté, des fresques révolutionnaires sur les murs qui bordent le parc…

Un modèle construit par la lutte et géré collectivement

Pour comprendre le modèle de Marinaleda, il est impossible de ne pas faire un détour par son histoire. Lorsqu’on demande aux habitants comment cela est possible, la réponse est unanime : « grâce à la lutte », qu’ils mènent depuis plus de 30 ans.

Aux premières élections communales après la dictature franquiste (1979), le Syndicat des ouvriers agricoles, récemment créé dans le village, remporte les élections communales avec 9 conseillers sur 11. Sanchez Gordillo est élu bourgmestre. Il l’est toujours aujourd’hui. Pendant ces 35 années de majorité absolue, les habitants se sont organisés et ont mené de nombreuses luttes pour obtenir des droits : collectivisation des terres d’un riche propriétaire terrien, aide à l’emploi, eau, accès au logement…

 

Ces larges mobilisations sont décidées collectivement, comme d’ailleurs toutes les décisions importantes dans la commune.

 

Du travail pour tous

Les poivrons, artichauts et autres légumes cultivés sur les terres collectivisées sont mis en conserves dans une usine construite par la coopérative du village. L’administration communale emploie des habitants pour tous les chantiers d’entretien et de construction. Ainsi, de 2000 à 2008, les postes de travail créés par les cultures, l’usine et les chantiers de la commune ont permis de réaliser le rêve du plein emploi. Le taux de chômage frôlait zéro, tout le monde travaillant pour un barème unique, environ 1200 euros par mois.

Depuis peu, la crise économique qui frappe durement l’Espagne et les mauvaises conditions météorologiques ont ramené le chômage au village. Le travail disponible est donc réparti entre tous.

 

L’objectif est de permettre à chaque famille du village de jouir d’au moins un revenu. De plus, même si les salaires restent modestes, le village compte de nombreux services gratuits ou à prix modique : garderie pour 15 euros par mois, accès wifi gratuit et généralisé, infrastructures sportives d’envergure (salle multisports, piscine, terrains de foot et de tennis…), activités culturelles gratuites…

Accès aux droits fondamentaux

La logique qui guide la politique du village est de permettre l’accès de tous aux droits fondamentaux : travail, loisir, logement…

Pour ce dernier, par exemple, le village fait figure de pionnier avec l’idée de maison en autoconstruction. Le principe est simple, mais a permis à plus de 200 familles d’avoir accès à leurs propre maison.

 

Les limites de l’utopie

Le modèle social a de quoi faire rêver. En 35 ans, Marinaleda est passé par un processus de changements politiques et sociaux, qui se traduit par des améliorations concrètes dans la vie quotidienne de ses habitants. Aujourd’hui, alors que le système capitaliste traverse une crise violente, ce petit îlot alternatif montre qu’il est possible de fonctionner autrement. Mais comme toute expérience socialement inspirante, il est intéressant de se poser la question de ses limites et de ses contradictions.

Une révolution réelle, mais partielle

Propriété collective des moyens de production, richesse partagée équitablement… Il est certain que le modèle de production a rompu avec le système capitaliste. De ce point de vue, il y a eu une révolution réelle à Marinaleda. Mais celle-ci s’est limitée à l’appareil productif et à assurer l’accès à certains droits sans remettre en question d’autres piliers du système capitaliste, comme la consommation ou l’éducation.

Le supermarché du village vend les produits de la coopérative, mais à part ceux-ci, il n’y a pas de consommation alternative possible à Marinaleda. Production collectiviste, consommation capitaliste.

Le constat est le même au niveau de l’éducation. L’école et le collège de Marinaleda sont gérés par le ministère, les profs viennent de l’extérieur et appliquent le programme officiel. Il n’y a pas plus qu’ailleurs d’ouverture à l’histoire sociale de l’Espagne ou de cours d’analyse critique.

Une jeunesse en décalage

La jeunesse de Marinaleda a hérité des fruits du combat de ses aînés. Alors que ceux-ci se sont battus pour sortir de la grande pauvreté, les nouvelles générations bénéficient des conquêtes passées et connaissent une relative aisance. Se pose dès lors la question de l’avenir, car le modèle repose sur un investissement fort des habitants. Les jeunes prendront-ils la relève ? Les réponses varient. Certains reconnaissent un moindre investissement dans les assemblées et dans les luttes. D’autres, au contraire, affirment qu’ils suivent. D’autres encore que la crise a cela de positif qu’en ramenant le chômage et en exacerbant les injustices du capitalisme néolibéral, elle montre aux jeunes la fragilité de l’utopie et les poussent à s’investir.

Un leader fort présent

Comme l’affirme Saul, Marinaleda c’est un peu la « rencontre entre un village qui avait des nécessités et un homme qui avait des idées ». Sanchez Gordillo est omniprésent. Il dirige le village depuis 35 ans, préside les assemblées, il est la voix de Marinaleda… et beaucoup de chose passent, au final, par lui.

Il y a donc une contradiction entre les structures de démocratie directe et un discours participatif et la centralisation autour du bourgmestre.

Une utopie pour tous ?

Le mythe de Marinaleda a couru. Le village attire. Dans le hall du pavillon sportif qui accueille les visiteurs de passage, se croisent ceux qui sont venus chercher du travail, vu qu’il est partagé, et ceux attirés par le rêve d’une société différente. Beaucoup repartent déçus. Les premiers car la crise a fait apparaître de nouvelles règles. Il faut désormais être domicilié au village pour pouvoir être inclus dans la redistribution du travail. Les seconds car l’utopie de Marinaleda n’est sans doute pas la leur, mais bien celle d’un village de journaliers andalous qui ont voulu sortir de la misère. Il n’y a pas vraiment de place pour les étrangers qui souhaiteraient apporter leur énergie à la construction d’une autre société. Car le rêve que les journaliers de Marinaleda concrétisent peu à peu, c’est avant tout un rêve pour et par Marinaleda.

« Una utopia hacia la paz » (une utopie vers la paix)

L’utopie de Marinaleda n’est pas parfaite. Le processus est partiel et connaît des contradictions, ce qui est inévitable dans tout processus de transformation sociale. Mais comme le rappellent souvent ses habitants, elle a valeur d’exemple. Car construire des alternatives, disent-ils, peut être fait partout…

 

Un reportage de Construire l’utopie réalisé par Edith Wustefeld et Yan Verhoeven

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